Les secrets des cinq piliers de l’islam
Editions i
Traduit de l'arabe par Abdal Wadoud Gouraud
Voir le lien: https://www.editions-i.com/ouvrages/les-secrets-des-cinq-piliers-de-l-islam-28.htm
Comment parvenir à plonger véritablement dans la profondeur spirituelle des rites de l’islam ? Comment renouer avec une pratique religieuse plus conforme à la voie muhammadienne ? Des questions ô combien importantes sur lesquelles Jean Abd-al-Wadoud Gouraud, enseignant à l'Institut des hautes études islamiques (IHEI) et spécialiste d'Al-Ghazali, a engagé, à l'aune de notre temps, des réflexions à travers les œuvres de grands maîtres soufis. Sharani est de ces maîtres dont le conférencier a traduit un ouvrage porté sur « Les secrets des cinq piliers de l’islam » et qui vise « à favoriser, chez ses lecteurs d’hier et d’aujourd’hui, une compréhension plus profonde et une pratique plus sincère des rites fondamentaux de l’islam ».
Sharani est méconnu des musulmans aujourd’hui. Pouvez-vous éclairer nos lecteurs sur la personne qu’il était et son parcours ? Que faut-il savoir de celui qui fut tout de même un éminent savant de son époque ?
Jean Abd-al-Wadoud Gouraud : Sharani, de son nom complet Abû al-Mawâhib ‘Abd al-Wahhâb ibn Ahmad al-Sha‘rânî, fait partie des plus éminents saints et maîtres de l’islam. Né et mort au Caire (1493-1565), il est reconnu comme un mujaddid, un rénovateur de la Tradition musulmane, dans sa double dimension exotérique et ésotérique, au XVIe siècle, époque où les tendances exclusivistes tendent à s’affirmer au sein des différentes écoles juridiques ou même des confréries, conséquence du déclin de la civilisation et des sciences islamiques. Sharani est par ailleurs témoin de la fin de la dynastie mamelouk et des débuts de la domination ottomane.
Soufi rattaché au courant spirituel d’Ibn Arabi, théologien acharite, juriste chafiite, exégète du Coran, savant du hadith, poète, grammairien, Sharani fut l’élève de grands maîtres, comme Jalâl al-Dîn al-Suyûtî (1445-1505) et Zakariyyâ al-Ançârî (1420-1520), mais aussi Ali al-Khawwâç (m. 1532), un saint illettré qui, fait particulièrement significatif, a été cité par le pape François dans son encyclique « Laudato Si ».
Autorité religieuse, acteur de la vie intellectuelle de son temps, éveilleur des consciences auprès des puissants comme des plus humbles, Sharani s’investissait également beaucoup, en tant que maître spirituel d’une branche de la Tariqa Shâdhiliyya, dans l’enseignement et dans l’accompagnement de ses disciples ainsi que dans la direction du centre spirituel et religieux dont il avait la charge.
Sharani vécut 74 ans. Son œuvre, son héritage intellectuel et spirituel, sa vie tout entière traduisent une inspiration divine et une fidélité exceptionnelle au modèle de perfection incarné par le Prophète Muhammad. Ce sont là les signes distinctifs de la sainteté en islam. Le jour où il rendit l’âme, un cortège immense accompagna sa dépouille jusqu’à la grande mosquée d’Al-Azhar, où plus de 50 000 personnes firent la prière funéraire et lui rendirent hommage.
Pourquoi avoir choisi de traduire cet ouvrage de lui en particulier ?
Jean Abd-al-Wadoud Gouraud : L’œuvre de Sharani compte plus de 300 ouvrages couvrant toutes les sciences sacrées de l’islam, métaphysique, théologie, droit, soufisme, etc. Malgré leur importance, on trouve très peu de traductions de ses écrits en langues occidentales.
Cette traduction sur « les secrets des cinq piliers de l’islam » entend contribuer à combler ce vide. Il nous a semblé que les enseignements donnés par Sharani sur les significations profondes des rites fondamentaux de l’islam, qui constituent la base même de la vie religieuse et spirituelle dans la perspective islamique, s’avéraient particulièrement actuels et utiles, pour les musulmans comme pour les non-musulmans, en ce qu’ils permettent de découvrir, de redécouvrir ou d’approfondir des dimensions peu connues ou méconnues du culte musulman.
Cet ouvrage a le mérite, entre autres, de transmettre un enseignement profond et parfois complexe, sous une forme relativement accessible et dans un langage simple et clair, en évitant aussi bien les sophistications philosophiques que les vulgarisations simplistes.
De très nombreux ouvrages existent sur les piliers de l’islam. Qu’offre de plus ou de particulier cet ouvrage à ses lecteurs ?
Jean Abd-al-Wadoud Gouraud : Dans cet opuscule à la fois concis et riche en enseignements, Sharani propose une série de méditations sur ce qu’ils appellent, comme d’autres avant lui, les « secrets » ou « mystères » (asrâr) des cinq piliers de l’islam : le témoignage de foi ; la prière rituelle ; l’aumône purificatrice ; le jeûne de Ramadan ; le pèlerinage à La Mecque. La purification rituelle, à travers les ablutions majeure et mineure, y est également abordée.
Dans la lignée de grands savants et maîtres spirituels, comme l’imam Al-Ghazali et Ibn Arabi, Sharani offre ici une lecture spirituelle et symbolique des rites avec leurs règles respectives, suivant la méthode du soufisme, voie initiatique de l’islam. On a là une approche intérieure, ou ésotérique, de ce qui pourrait apparaître, de prime abord, comme une expression extérieure et formelle (ou exotérique) de la religion.
L’islam rappelle la fonction des rites sacrés comme actes d’adoration, mais aussi comme supports de purification de l’âme, d’élévation spirituelle et de connaissance métaphysique. Sharani montre ici en quoi les piliers de l’islam ne sont autres que des « symboles agis » qui nous relient à la Réalité divine transcendante et immanente, à Ses Qualités, à Ses Actions et à Sa Grâce opérante. En mettant en lumière les correspondances profondes entre la dimension extérieure et visible des rites et le cheminement du cœur vers Dieu, les enseignements de Sharani préparent et accompagnent le lecteur dans un voyage intérieur et symbolique, qui nous fait découvrir l’esprit au-delà de la lettre, ou plutôt l’esprit dans la lettre même.
A quel profil de musulmans s’adresse-t-on ?
Jean Abd-al-Wadoud Gouraud : En écrivant, le cheikh Sharani s’adressait tout d’abord au murîd, l’aspirant engagé, sous la guidance d’un maître spirituel, dans la voie de la connaissance par Dieu. Il parle en priorité à ses disciples, qui sont aussi ses premiers lecteurs. Toutefois, ses enseignements précieux peuvent également soutenir les croyants « ordinaires » dans leur effort de sincérité et de piété spirituelle, en élargissant leur horizon vers les dimensions plus élevées de la religion, en les sensibilisant à la réalité des mystères divins.
Comme d’autres maîtres avant lui et après lui, Sharani fait ici œuvre de pédagogie afin de favoriser, chez ses lecteurs d’hier et d’aujourd’hui, une compréhension plus profonde et une pratique plus sincère des rites fondamentaux de l’islam. Véritable guide pratique sur la voie spirituelle, Les secrets des cinq piliers de l’islam est un livre à lire avec la raison et le cœur.
Cette approche peut intéresser également le lecteur non-musulman, dans le fond comme dans la forme, et ceux qui souhaitent connaître l’islam de l’intérieur, dans son authenticité, sa profondeur et son universalité.
Quel est, pour vous, le secret commun majeur aux cinq piliers de l’islam ?
Jean Abd-al-Wadoud Gouraud : Il n’est pas inutile de préciser tout d’abord ce qui faut entendre ou ne pas entendre par « secret » (sirr), surtout de nos jours où, d’un côté, le rationalisme prétend évacuer ou nier tout sens du mystère, et, de l’autre, l’occultisme et le spiritisme a profané, manipulé et galvaudé cette notion en prétendant en faire une pseudo-discipline réservée à un cercle restreint de soi-disant initiés.
Sharani montre que les piliers de l’islam, en réalité, n’ont pas de sens « caché », dans le sens occulte, et que leurs significations sont bel et bien des plus apparentes, mais que, simplement, nous ne sommes pas ou plus capables de les voir.
Loin de dévoiler des secrets qui auraient dû rester cachés, la fonction de Sharani l’autorisait à expliciter quelques-unes des raisons sages et des finalités spirituelles des rites fondamentaux de l’islam afin d’éveiller la conscience de l’aspirant et de l’accompagner dans sa quête de Dieu. Les cinq piliers de l’islam font le lien entre le monde visible et le mystère de Dieu. Ils recèlent des trésors immenses et des sagesses infinies, que Sharani n’a nullement la prétention d’épuiser ou de dévoiler.
Cela étant dit, il est important de rappeler que la seule connaissance théorique de ces « secrets » ne saurait être une fin en soi ni une simple vue de l’esprit. Elle aidera certainement la concentration intérieure, et non seulement mentale, indispensable à l’accomplissement des rites sacrés. Toutefois, sans la présence du cœur, la pureté de l’intention, l’aspiration intérieur, l’état de servitude, et toutes les convenances spirituelles (âdâb) recommandées ici par Sharani, cette pratique religieuse risque de devenir une technique individuelle qui, au lieu de contribuer à l’extinction de l’ego en Dieu l’Unique, ne fera que le maintenir dans l’illusion d’une existence autonome.
Les secrets ou mystères divins se dévoilent au croyant, par la grâce de Dieu, à la mesure de ses prédispositions et de son engagement spirituel, mais aussi des intentions qui animent le cœur, le disposent et l’orientent à travers l’œuvre de service et d’adoration. « Les actes ne valent que par les intentions, et chacun aura selon ce qu’il a visé », affirme un hadith prophétique aussi célèbre que fondamental. C’est la raison pour laquelle les maîtres, Sharani y compris, ont toujours mis l’accent sur les intentions avant les actions, et insisté sur la disposition du cœur avant la conformité extérieure. L’intention est l’esprit de l’action, et l’essentiel du travail est intérieur.
Aussi Sharani s’arrête-t-il régulièrement sur les finalités et les intentions auxquelles le musulman doit veiller et être attentif dans l’ensemble des gestes rituels, en évitant autant que possible l’état d’insouciance (ghafla) et d’oubli congénital (nisyân) qui est la source de toute impureté et de toute négligence, et qui éloigne l’homme de la conscience de la Présence divine. Les rites ont pour but principal de susciter un dhikr, un rappel de Dieu, une invocation extérieure et intérieure, un souvenir du Pacte primordial qui lie tout homme au témoignage de l’Unique Seigneur, inscrit au plus profond de son être.
En arabe, le mot sirr signifie « secret », « mystère », mais désigne aussi la réalité la plus intime que l’être porte au plus profond de son cœur, ce que le Coran appelle Rûh ou esprit divin. « Ô toi qui cherches le chemin qui conduit au secret, reviens sur tes pas car c’est en toi que se trouve le secret tout entier », dit Ibn Arabi.
Le secret ultime se trouve en nous-mêmes, et les secrets des piliers de l’islam ne sont, en quelque sorte, que les manifestations de ce secret le plus profond qui est, quant à lui, véritablement ineffable : « Ils t’interrogent au sujet d’al-Rûh. Réponds : al-Rûh procède de l’Ordre de mon Seigneur, et vous n’avez reçu que peu de science. » (Coran, 17 : 85)
Aujourd’hui, l’exotérisme a largement – et malheureusement – pris le pas sur l’ésotérisme, la spiritualité, dans la pratique de l’islam. Or, les deux sont, et vous le dites, indissociables. Comment amener les musulmans à renouer avec l’ésotérisme, autrement dit le soufisme ? Quels conseils donneriez-vous ?
Jean Abd-al-Wadoud Gouraud : Il nous semble que ce problème est lié surtout aux conditions particulières des hommes et des femmes d’aujourd’hui, en cette fin des temps que nous vivons, et qui se caractérise par une crise profonde, à différents niveaux, qui a tendance à atrophier les capacités intellectuelles et à dissuader les vocations spirituelles. Cela provoque des formes de réductionnisme et nombre de confusions sur la religion et la spiritualité, qui vont du spiritualisme new age jusqu’aux idéologies fanatiques.
Il est vrai que la sagesse divine de la religion et les correspondances symboliques des actes rituels ne sont pas aisément accessibles à l’intelligence humaine. Mais elles le sont encore moins pour celui dans le cœur duquel s’est estompé le sens du sacré et de la transcendance, recouvert de voiles plus ou moins épais qui l’empêchent de voir cette lumière. C’est ainsi que la mentalité profane moderne conçoit généralement la pratique religieuse comme un ensemble de conventions sociales, attribuant aux rites une valeur purement subjective, sentimentale ou morale. Malheureusement, elle se heurte à une autre mentalité, pseudo-religieuse celle-ci, mais non moins profane, qui voudrait réduire cette pratique à un simple formalisme sans profondeur, suivant une lecture littéraliste et une application aveugle des règles et des préceptes établis dans le Coran et la Tradition prophétique.
Les réflexions et les méditations de Sharani permettent d’accompagner ce travail de convergence intérieure et de recherche spirituelle, dans cette vie même, rythmée par le souvenir de Dieu à travers la dynamique sacrée des rites. C’est un appel à la connaissance transformante de Dieu, qui fait prévaloir la qualité et la pureté de l’intention, donnant tout son sens à la conformité aux règles extérieures, et qui favorise un éveil de l’intelligence du cœur, qui permet de ne pas s’enfermer dans une approche purement rationnelle ou juridique de la religion. C’est le meilleur remède, nous semble-t-il, contre les scléroses du formalisme, qui mécanise la pratique rituelle en la vidant de sa profondeur et de sa portée spirituelle.
Comme l’écrit Mustapha Cherif, qui nous a fait l’honneur et l’amitié de préfacer notre traduction : « Sharani se situe sur la voie mohammadienne du juste milieu. Il lie et discerne les différentes dimensions de l’existence et les différents niveaux de sens, l’apparent et le caché, le permanent et l’évolutif, l’universel et le particulier, l’ancien et le nouveau, l’un et le multiple. L’intérieur et l’extérieur, le Présent et l’Absent, le Transcendant et l’Immanent, de la Parole divine, constituent ensemble la trame, que ce commentateur exceptionnel met en lumière. Il montre que les signes de Dieu, i[al-Zhahir et al-Batin, L’Apparent et Le Caché, sont dans Sa création, dans le cœur ou l’âme de Son serviteur, l’homme, et dans Son livre sacré, le Coran. La Parole de Dieu, révélée dans le Coran, est personnifiée et vécue par le Prophète, l’homme universel, total, accompli, équilibré, modèle excellent à suivre. »]i
Pour nous musulmans, le Prophète Muhammad, est le transmetteur fidèle et l’interprète inspiré de la Parole divine, il est le modèle parfait du serviteur et ami de Dieu, qui guide et inspire la pratique et le comportement de ses disciples proches ou lointains. Mais la conformité au modèle prophétique ne saurait se réduire à une imitation aveugle et purement extérieure. La Sunna Muhammadiyya est l’expression symbolique d’un ordre supérieur. Dans le témoignage vivant du Prophète, l’intérieur et l’extérieur forment un tout qui exprime l’intégralité de la Vérité à chaque niveau et dans chaque aspect. Toutefois, le musulman n’a pas à « singer » le Prophète pour lui obéir et se conformer véritablement à lui ; il doit apprendre à connaître et à suivre la science prophétique de l’extérieur et de l’intérieur, selon une hiérarchie des plans, selon un sens des priorités et des proportions.
Il s’agit là d’un enseignement profond et précieux, porteur d’une sagesse universelle et intemporelle qui s’est transmise depuis le Prophète (que Dieu lui accorde Sa bénédiction et Sa paix) grâce à la tradition des grands savants de la science sacrée, en particulier par l’intermédiaire des maîtres spirituels du soufisme authentique, mais pas seulement. En réalité, en islam, l’exotérisme et l’ésotérisme, c’est-à-dire la science de l’extérieur (‘ilm al-zhahir) et la science de l’intérieur (‘ilm al-batin), les sciences de la Loi et les sciences de la Voie forment une unité et un tout cohérent. On ne peut ignorer que le Prophète nous a lui-même appris, dans le fameux « hadith Jibril », que al-Din, la religion, ou plutôt la Tradition sacrée et la vie traditionnelle dans son ensemble, comporte trois dimensions, à la fois unies et distinctes entre elles : al-islam, al-iman, al-ihsan. C’est ainsi que le musulman croyant et observant apprend et découvre les miracles divins et les bénéfices spirituels qui accompagnent la discipline religieuse dans cette triple dimension : la pratique de la remise confiante à Dieu – islam – conduit progressivement à goûter la douceur de la foi – iman – en l’unicité de Dieu, de Ses qualités et de Ses actions, jusqu’à atteindre le degré de l’excellence dans l’adoration et la servitude spirituelle – ihsan – jusqu’à l’extinction dans la contemplation. Le témoignage et la vie des grands savants et guides de la communauté musulmane, au cours des siècles et jusqu’à aujourd’hui, en sont la preuve la plus éloquente.
Nous avons plus que jamais besoin de revenir aux fondamentaux, de retrouver le cœur du message divin qui nous éclaire sur l’essence spirituelle de la vie et de la religion. Cela passe d’abord par un effort sincère de retour à Dieu, dans la conscience et la reconnaissance que c’est Lui qui est plus savant et qu’Il accorde une part de Sa science à Ses serviteurs purs qui cherchent à Le connaître. Cette démarche se résume dans les paroles du cheikh Ahmad ibn Idrîs al-Fâsî : « Le Coran, la Sunna et la adri », c’est-à-dire « Je ne sais pas ». Un maître contemporain commente ces paroles en expliquant qu’on ne peut se dire initié à l’ésotérisme islamique sans observer en priorité le Coran et la Sunna. On ne peut pas faire le mystique en restant en dehors de la religion. La mystique est la dimension intérieure de la religion. Il n’existe pas d’obédience alternative. C’est la raison pour laquelle on ne peut faire abstraction du soutien des maîtres vivants et du passé, que ce soit des juristes, des théologiens, des maîtres spirituels ou fondateurs de confréries.
Mon conseil serait donc plutôt de chercher et d’écouter, avec sincérité, patience et confiance, ces maîtres véritables, qui s’inscrivent dans la chaîne bénie de l’héritage de la science prophétique intégrale. Pourquoi pas commencer par lire Les secrets des cinq piliers de l’islam de Sharani ? (rires)